Comme les Rois mages – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 20 décembre 2014

Il était difficile, bien évidemment, de passer à côté de «l’affaire» du retrait de la crèche traditionnelle du conseil général de Vendée par le tribunal administratif de Nantes. Dès que la nouvelle a été dévoilée, les réactions ne se sont pas fait attendre. Des plus drôles et ironiques aux plus alarmées. Qu’on soit chrétien ou pas, croyant ou pas, c’est tout le principe qui est absurde. Si on interdit une crèche par souci de laïcité, prônée par ses défenseurs plus intégristes que le roi, alors, il faudrait rayer la fête de Noël du calendrier. Par souci de cohérence bien sûr. On ne va pas chômer le jour de la naissance de Jésus, si on ne peut pas le voir en miniature (c’est le cas de le dire) sur un étal de grande surface ou dans le hall d’une institution publique. Noël, c’est une fête que croyants, athées, laïcs célèbrent depuis la nuit des temps. Et pour une fois, nous, Libanais, pourrions donner une jolie leçon de cohésion à tous les détracteurs stupides des traditions, qui feront grasse matinée, jeudi matin. Il suffit de voir le sapin de la place des Martyrs, devant la mosquée al-Amine et la cathédrale Saint-Georges, pour rappeler aux «autres» qu’il y a encore des traditions qui savent se mélanger. On pensait peut-être que la magie de Noël avait disparu? Eh bien, c’était à tort. Malgré la surconsommation, les gémissements et jérémiades de Mariah Carey, la ruée aux stands d’emballages et le sapin qui perd ses épines faute de froid, Noël est là. Certes différemment, mais là. Transformé, mais là.

Oui, c’est vrai que Noël, aujourd’hui, ce sont des photos de famille postées en veux-tu en voilà sur les réseaux sociaux. Des mini-vidéos sur Instagram où toute la tribu danse, faussement déguisée en lutins, et où les voix qui chantent Jingle Bells sont synthétisées façon hélium. Le sourire mièvre des gamins, immortalisé devant la crèche (tiens, une crèche), sise au milieu de tous les malls de la ville, et leurs cris quand un faux Père Noël en Converse s’approche d’eux hérisseraient les poils de l’âne et du bœuf en plastique de ladite crèche. Ah, ceux qui n’aiment pas le rouge et le vert, les barbes et les pompons blancs, les indomptables anti-Noël, les réfractaires des réveillons, les écœurés de la bûche en auront, cette année encore, pour leur argent. Ou pas, justement. Et bien, c’est pas grave…
Ce n’est pas parce qu’on n’a plus 7 ans, qu’on ne croit plus au Père Noël, qu’on n’accroche plus de boules depuis belle lurette au non arbre qui ne trône plus dans la salle de séjour, qu’on ne souhaite pas voir les derniers membres de la famille et qu’on n’a plus envie de recevoir la énième écharpe, eh bien, on n’y échappera pas. On n’échappera pas à Noël. Et pourquoi pas. Pourquoi ne pas se laisser tenter par le tintement des cloches, par la dinde fourrée aux marrons, par les oranges givrées et les emballages en papier glacé argenté. On râle en permanence contre le consumérisme de Noël, contre le polyester des Papas Noël en vitrine, contre ce coup de blues que nous impose le mois de décembre, l’équinoxe qui sonne le glas de l’automne, ces journées trop courtes, ce froid trop absent ou trop humide, ces dizaines de SMS de boutiques et de restos où on n’a jamais été, ces dépenses souvent inutiles et cette sempiternelle question mensuelle: «Que fais-tu au Nouvel An?» Eh bien on devrait arrêter. On devrait arrêter et se laisser prendre par l’émotion qui se dégage du sourire mièvre de ce gamin, immortalisé devant la crèche sise au milieu du mall. Parce que la crèche y est encore. Parce que malgré tout, on ne va pas se laisser bouffer par l’extrémisme (à défaut de laïcité) et l’horreur, parce que sinon ils auront gagné, et parce que, malgré tout, on a aussi envie de se casser les dents sur la fève de la galette des Rois mages : européen, asiatique et africain. Comme quoi…

Toys – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 13 décembre 2014

Qu’on y croit, qu’on n’y croit pas, Papa Noël ou pas, les listes des demandes sont longues. C’est Noël, et Noël c’est indéniablement les cadeaux. Aux enfants mais aussi aux grands, aux profs, aux employés, à ceux qui nous aident, au dermato, au gynéco, au médecin de famille, au dentiste. Et il y a les étrennes, bien évidemment, le minimum du b.a.-ba. pendant les fêtes. Course contre la montre, contre les embouteillages, contre l’affluence dans les magasins. Il court, il court le furet.
Eh bien justement. À l’instar de certaines chansons qu’on ne fredonne plus, un grand nombre de jouets sont passés aux oubliettes. Et, honnêtement, les nouveaux joujoux, on n’y comprend rien. C’est compliqué, bizarre et cher. Et même ceux qui ont résisté à l’envahisseur du numérique et autres jeux vidéo ont effectué quelques changements qui nous ont déboussolés. Ah, le Monopoly cartes de crédit est devenu bien triste. Parce qu’avouons qu’entasser les billets devant soi et en faire une liasse pour acheter deux hôtels rue de la Paix est plus grisant que de se faire débiter ou créditer sa carte bleue ou noire ou verte. Pareil pour la version électronique, sans grande utilité. Le parcours du combattant qui essaye de sauter la case prison, c’est un grand moment de jeu. Et de souvenirs. Comme le Risk par exemple. Est-ce qu’on joue encore au Risk quand on est gamin? Est-ce qu’on sait ce qu’est la stratégie ou préfère-t-on buter de méchants terroristes dans un jeu violent interdit aux moins de 18 ans et que tous les pré-ados de 10 ont sur leur PS4 ?

Parlons-en de la PS4, qui ne lit pas les jeux de PS3 et qui sort chaque saison une nouvelle version des Sims, de la Fifa, qui se trouveront certes sous le sapin cette année, puis dans un tiroir à Pâques prochain. Dix jeux commandés. Faut vendre un rein pour se les procurer. D’ailleurs, Docteur Maboul résiste encore. Lui, ses reins, son foie et son cœur. Il est un des derniers, avec Puissance 4, à rappeler aux parents à quoi ils jouaient avant. Que ce soit dans les années 60, 70 ou 80. Et La Bonne Paye? Le Télécran, le Mastermind, l’Arbre magique, Touché-coulé, les Petits soldats, est-ce qu’ils y jouent encore? D’ailleurs, existent-ils toujours ?
Quand on traîne devant les étagères des derniers et rares magasins de jouets qui ont laissé la place aux rayons de l’espace jeux des grands magasins et mégastores pour enfants, on est totalement perdu. Entre les Trashpacks qui sont so last season, la Violetta estampillée partout, le Scrabble junior que l’on ne trouve qu’en anglais (heureusement qu’on y joue encore), les Skylanders, la Barbie Zuhair Murad, les megaboîtes de Lego (heureusement qu’on y joue encore) à des prix exorbitants et qui seront montés par les parents le 25 au matin, et rangés plus tard dans une grande boîte ; les jeux que les gamins voient dans les pubs télé françaises et qui n’existent pas au Liban, les poupées qui parlent, pleurent, pissent, chantent et nous gonflent, et les accessoires pour vélo, on n’y comprend plus rien. Avant, on offrait une bicyclette. Point. Maintenant, c’est un vélo avec pédales aérodynamiques, casque, mitaines, protège-genoux, protège-coudes, socle pour la gourde, la gourde, le maillot, le moule machin. Deux reins à vendre cette fois.
Et on oublie les CD. Tellement obsolètes. Finis les walkman, les discman, le cadeau musical c’est désormais iPod, USB et cartes iTunes rapportées des USA ou d’Europe. On passe sur le trip du téléphone portable qui change chaque année, et hop un rein supplémentaire. Et on sait. On sait pertinemment que tout ça finira dans le cimetière des jouets oubliés.
Sauf que. Sauf que le meilleur moyen de ne pas se sentir cons et à la merci de nos spoiled brats, c’est de donner tout ça aux gamins qui en rêvent et qui n’y ont pas accès. Un geste, juste un geste. Avec associations ou en solo, un cadeau. Juste un.

9e symphonie – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 6 décembre 2014

L’approche des fêtes n’est jamais très joyeuse pour un grand nombre de personnes. Souvenirs tristes, parents absents, il y a plus de gens qui n’aiment pas les fêtes que le contraire. Acheter les cadeaux, être bloqués dans les embouteillages, où dîner, chez qui dîner, quoi faire au Nouvel An, combien payer ? Ambiance morose ? Sympa pour l’hygiène mentale. Ce sentiment est étonnant. Parce qu’il véhicule de la tristesse et de la tension. Surtout que les fêtes sont censées être joyeuses. Censées être belles, généreuses. Parce que Noël, c’est le partage et le don, que le Nouvel An, c’est les réjouissances et une nouvelle page qui commence. La joie. Une émotion que l’on sent disparaitre petit à petit. Surtout ici. Surtout chez nous. Ce marasme, devenu insupportable dans tous les domaines, a plombé les derniers soupçons de happiness chez les Libanais. Si on avait un réseau sur rails, on aurait pu dire qu’aujourd’hui, on est plus dans le trip métro-boulot-dodo que plage-montagne-fête. Même si ce combo résiste tant bien que mal malgré tout ce qui se passe autour, il est clair que ce n’est plus vraiment comme avant. Problèmes de fric, situation gangrénée, crise en hausse, bouffe périmée, menaces à droite, à gauche, au milieu. Sans compter les nouvelles décisions de fermer les bars à 2h30, les descentes pour voir encore qui fume et où, et les humiliations qu’on impose en veux-tu en voilà aux homos, aux femmes, aux employés de maison. Bonjour l’ambiance. Sauf que. Sauf que, nonobstant cette situation de merde (appelons un chat un chat), il y a encore quelque chose qui subsiste. Ce petit, tout petit rien qu’est la joie. Celle qu’on puise en nous, chez les autres, dans ce pays qui est devenu, sans que l’on s’en rende compte, la cause de tous nos maux. Lui, le Liban. On n’a pas d’électricité, hayda lébnén. Il y a des embouteillages, des coupures d’eau, un crétin en sens interdit, une connasse qui bloque l’entrée du parking, une mouche dans notre salade, un type qui essaie de nous arnaquer… hayda lébnén. Sauf que. Sauf que le Liban peut être une source de joie. Que les Libanais peuvent être une source de joie. Parce qu’ils savent l’être. Parce que, dans tout, dans chaque détail, on peut trouver un clin d’œil, un sourire, une raison de rire. Aussi sirupeux, cheesy ou Barbara Cartlandesque que cela peut paraître, ça reste encore le cas. Si on laisse la porte ouverte à ces instants-là, on aura gagné. Gagné quoi ? Sûrement pas la bataille et pas encore la guerre. On aura gagné pour nous. On aura gagné ces moments volés que l’on s’empêche de dérober. Ces moment-là, quels qu’ils soient. Un déjeuner en montagne, un dimanche à la plage en plein mois de février, une vieille chanson de Sabah qui passe à la radio quand, bloqué dans sa voiture depuis une heure, on peste contre l’embouteillage (parce que c’est mardi), une partie interminable de tarnib sur le balcon parce qu’il fait encore doux, une soirée DVD du dernier spectacle de Gad, un travail bien fait, un client qui dit à une vendeuse qu’elle est charmante, une attention inattendue de la part de quelqu’un d’inattendu, un compliment spontané, quelqu’un qui vous dit merci parce que vous lui avez tenu la porte, la solidarité discrète des potes, le travail extraordinaire d’une ONG. Tout. Tout peut être susceptible d’apporter un peu de joie, de bonheur, de plaisir. Une boule de Noël qu’on accroche avec ses gamins, un pourboire conséquent, un mec qui vous drague, une fille qui vous fait les doux yeux. Comme dans un roman d’Harlequin. Une bonne action, une faute avouée, un sorry demandé. Le diable a beau être dans les détails. La joie aussi. Dans les moindres détails, quand on sait les apercevoir. Quand on veut les voir. Dans le genre du verre à moitié plein. Sauf que. Sauf que là, il s’agit d’une gorgée, un sip, une goutte même. Un rien du tout. Try a Little Tenderness, disait Otis. Try Joy.

Faites vos jeux – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 29 novembre 2014

Choisir. Faire des comparaisons entre plusieurs choses, exercer son jugement, user de son goût, etc., pour prendre, adopter quelque chose de préférence à quelque chose d’autre. Désigner. Sélectionner. Préférer, distinguer, opter, trancher. Trancher dans le vif ou dans le lard. Sauf que c’est difficile de dire qu’on exerce son jugement quand on ne sait jamais vraiment ce qui anime nos choix. L’inconscient (surtout), les circonstances, les principes, la volonté de bien faire, le désir d’appartenance et toutes les raisons qui nous appartiennent. Qu’est-ce qui a fait qu’un jour, on a fait ce choix-là. Pourquoi l’a-t-on fait ? Comment l’a-t-on fait ? Et, bien évidemment, pourquoi faisons-nous toujours les mêmes erreurs, les mauvais choix ? À moins d’avoir passé quelques années sur un divan (et encore) à comprendre ce qui inconsciemment nous pousse à nous planter inlassablement et de façon quasi récurrente, difficile de changer de cap. Et même après s’être allongé(e), après avoir trituré et gratté la face immergée de l’iceberg, essayé de comprendre notre Œdipe, nos névroses ou nos phobies, ri quelquefois, pleuré souvent ; même après ça, on réitérera la même erreur, le même mauvais choix parce que nous sommes configurés ainsi. On fera quelques petits réajustements, du fine tuning comme on dit mais, au final, rien ne changera vraiment. Sauf, si on le veut vraiment. Des mauvais choix, on en fait tous. À tous les niveaux, dans tous les domaines. Mauvais choix d’études déjà. On suit une formation d’ingénierie alors qu’on se préfère photographe ou artiste. On fait des études de médecine dentaire pour ne jamais exercer, parce qu’on a toujours préféré les planches. On devient médecin alors qu’on aurait aimé être autre chose. Mauvais choix à cause de la pression des parents. Mauvais choix de boulot ensuite. Parfois on n’a pas le choix, mais même quand on l’a, on peut se planter. Les circonstances ont fait qu’on ne pouvait pas faire autrement. Déménager et aller vivre ailleurs. À l’étranger. Pour un passeport. Parce que c’est peut-être plus vert là-bas. Se marier comme toutes ses copines. Épouser quelqu’un parce que la famille le veut. Ne pas vouloir essuyer des critiques ou des remontrances. Choisir le moindre mal, ou la solution de facilité. Par lâcheté ou par paresse. À cet instant donné, dans un contexte particulier. Par manque

d’expérience.
L’inconscient aussi, l’inconscient surtout. Il a conditionné nos choix amoureux. Toujours le même pattern. Le même type de mecs ou de bonnes femmes. Des voyous ou des p’tites frappes, des filles aux mœurs légères, des gold diggers. Des gens torturés pour qui on devient un souffre-douleur. Des gens qui font mal. Des gens qui n’apportent rien. Et des départs qu’on retarde, des relations qu’on n’arrive pas à stopper. Des relations inutiles. Des choix suicidaires. J’épouse le mauvais ou la mauvaise parce que je me punis. De qui, de quoi ? Une grande énigme. Qu’ils soient grands, petits, blondes, brunes, banquiers, losers, pétasses ou de bonne famille. Ce sera toujours le même profil, hors mensurations et autres mesures. La même histoire avec le même schéma. Je recherche ma mère, j’essaye d’oublier mon père. Un faux pas puis un autre, et encore un autre. Déterminés par quoi ? Ou par qui ? Eh oui, par qui ? Papa, maman, un(e) ex. Une mauvaise première histoire. Un conditionnement. On aimerait bien changer. Casser le destin. Avoir son libre arbitre et envoyer valser cette redondance. Rebelote. Pas toujours heureusement. Mais rebelote. Mauvais choix avec une démission, un nouveau job, une nouvelle femme, pas d’enfant, un troisième pour sauver le couple.
Mais alors, quoi faire ? Quoi faire pour ne pas se planter ? Jouer à pile ou face ? Consulter une voyante ? Faire le choix contraire ? Demander un signe dans le genre du rêve prémonitoire ? Apprendre. Juste apprendre du passé.

La gentillesse est une (vilaine) qualité – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 22 novembre 2014

«Mais bon, il est gentil.» Haram. En gros, il ou elle est con. Voilà ce qu’est devenue la gentillesse. Un défaut. Une disposition d’esprit hautement suspicieuse. Une espèce de tare dont on affuble les autres quand ils ont «le malheur» de l’être. Comme si être gentil, bon ou agréable, peu importe, n’avait pas lieu d’être. Et donc, aujourd’hui, la gentillesse est notre plaisir interdit. Pas la violence, pas le sexe, pas l’argent. La gentillesse. Aussi absurde soit cette conception, elle est de rigueur. Les gens gentils sont des imbéciles. Allez comprendre pourquoi nous en sommes arrivés à penser comme ça. Pourquoi cette qualité qu’on louait pendant des siècles est devenue has-been? Pourquoi la gentillesse est-elle aussi péjorative? Pourtant, il est de loin plus facile d’être méchant que l’inverse. Plus facile d’être blessant, condescendant, détestable, voire odieux. Plus facile de faire du mal que du bien.

La gentillesse est périlleuse. Un exercice où l’on se casse souvent les dents. Parce qu’elle nous expose aux autres, parce qu’elle repose sur la sensibilité aux autres. Parce qu’elle demande de l’empathie ou de l’identification, des sentiments. Le problème, c’est que l’ère d’individualisme dans laquelle nous avons plongé tête la première a travesti notre capacité à aimer les autres. On installe une distance entre eux et nous, pour nous préserver de toute douleur, comme si la solitude était le prix inévitable à payer pour se protéger. Difficile d’être gentil dans ces cas-là. Difficile de l’être quand on a peur. Mécanisme de défense. Je te déjeune avant que tu ne me dînes. Parce que si je suis gentil(le), c’est comme si je te montrais mon flanc. Parce que si je suis gentil(le), tu en profiterais. Parce que si je suis gentil(le)…
On pense qu’en likant un status sur les réseaux sociaux, en mettant un petit RIP quand un faux «friend» perd sa mère ou en souhaitant un joyeux anniversaire à quelqu’un qu’on ne connaît pas, on fait preuve de gentillesse. Oui… mais non. Pianoter sur un clavier, envoyer de petits «ça va?», ce n’est pas de la gentillesse. Ce n’est rien. C’est souvent du vent coincé entre deux messages envoyés ailleurs, entre deux lignes écrites en même temps. Rien qu’un courant d’air. Malheureusement, on a fini par se contenter du minimum syndical requis. Un sourire qui nous surprend, un «pardon» qu’on apprécie, un compliment qu’on ne comprend pas. On est toujours très étonné quand quelqu’un est gentil. Gentil avec nous. On nous remercie si on ouvre une porte, si on fait un geste, si on dit un mot sympa. C’est dire ce qu’il est advenu de nous. Des petits cœurs. Haram, elle est gentille.
Haram… On préférera utiliser un autre vocabulaire pour décrire quelqu’un de foncièrement bon. Tiens. Foncièrement bon. Il/elle a de la compassion, de la solidarité, de l’empathie. C’est un altruiste. Un vrai. Au cas où il y en aurait des faux. Ceux-là mêmes qui font semblant pour avoir quelque chose en retour. Quelque chose en échange. Quand on est gentil(le) par essence, quand c’est inscrit dans votre ADN, quand c’est votre pattern, ça se voit. Ça se sent. Pas besoin d’attendre quelque chose en contrepartie. What goes around, comes around. Le karma quoi. Ce n’est pas parce que Noël approche, pas pour une quelque rédemption ou la miséricorde, qu’on parle de gentillesse. Ni parce que c’était la Journée mondiale de la gentillesse il y a une semaine. Non, c’est juste comme ça. Parce que ça ne coûte rien et ça rapporte beaucoup. Même si c’est cliché, même si ça fait sentimental ou moraliste bon marché. C’est beau la gentillesse, au sens noble du terme – on est toujours obligé de le préciser. Bête et gentil? C’est toujours mieux que bête et méchant. Eux, ce sont les pires

Dis-moi tout – Médéa Azouri, L’Orient-Le Jour, samedi 15 novembre 2014

«Tu as quel âge?» C’est le genre de question qu’on n’aime pas entendre. Soit on se trouve trop jeune, soit pas assez. Combien tu gagnes? Combien ça coûte? Combien tu as payé? Es-tu heureux? Tu l’aimes encore?

On connaît par cœur le côté intrusif des gens que l’on côtoie. On sait qu’ici, plus qu’ailleurs, on aime tout savoir des autres. Que les autres aiment particulièrement s’introduire là où ils ne sont pas invités. Ça, on le sait et ça ne surprend plus. On en joue, on en rit, on répond, on tacle, on envoie paître sur les roses ou le fumier. Et surtout on ne cherche plus à comprendre. Aimer tout savoir de son prochain est inscrit dans notre ADN comme la drague chez tout Italien qui se respecte ou l’ultra-efficacité des Germaniques. Chez nous, l’intrusion, c’est sport national. Par contre, ce que l’on ne réalise pas du premier coup, c’est que l’impudeur dans le questionnement chez les autres réside aussi dans le «dévoilage». Pas comme dans l’exhibitionnisme ostentatoire que l’on connaît ou l’étalage de richesses et de biens. De photos de bonheur sur les réseaux sociaux ou du dernier voyage qu’on a fait aux Maldives. Non. Le plus surprenant dans cette histoire, c’est qu’on est passé en mode confidences. Confidences impudiques. Pas sur oreiller, ni au confessionnal, ni sur un divan, ni dans le « Courrier des lecteurs ». Non. Ces aveux se font comme ça. En plein milieu d’une conversation de courtoisie. Devant la tête de gondole des lessives au supermarché. Dans la salle d’attente de l’orthodontiste ou dans les vestiaires de la salle de gym. «Tu en as de la chance d’avoir divorcé, ça ne va pas du tout avec ma femme.» «Tu l’as quitté parce que tu avais un amant? Moi ça fait deux ans que je me tape un homme marié.» Ah mais je ne veux pas savoir. Parce que, à la base, je ne savais pas que ça n’allait pas. Et parce qu’on n’a pas élevé les vaches ensemble ni donné à manger aux chèvres en haute montagne. On n’a pas une quelconque intimité pour que soudain, je sache ce qui se passe chez toi. Pudeur: sentiment de honte, de gêne qu’une personne éprouve à faire, à envisager des choses de nature sexuelle (généralement). Gêne qu’éprouve une personne délicate devant ce que sa dignité semble lui interdire. Discrétion. Réserve. Retenue.
Pourquoi ces confessions? Pourquoi moi? Pourquoi maintenant? Parce que lorsque quelqu’un a fait le pas de démissionner, de larguer, de partir, de rompre, d’oser, il/elle donne envie. Il/elle donne l’exemple. Alors on a envie de lui avouer nos failles et nos faiblesses. De lui confier que nous aussi, on aimerait bien. De lui dire qu’on a le même fantasme, le même désir mais qu’il est refoulé. Parce que l’autre semble parfois plus fort(e). Plus solide. Qu’assis(e) à côté de nous, le visage serein avant de faire un pet scan et feuilletant un numéro de Femme Magazine d’avril 2003, il/elle donne envie qu’on lui raconte que ça ne va pas à la maison. Que ça ne va pas tout court. Que quand on le/la voit derrière son chariot rempli d’aliments gluten free, on a envie de lui faire part de nos sentiments sans honte aucune. De lui raconter que notre gamin est nul à l’école, que notre meilleure amie nous a trahi, qu’on vient de faire son coming out à nos parents médusés, notre abstinence imposée, notre salaire plus que moyen. Et l’autre éberlué(e) par autant d’intimité, ne comprend pas. Ne comprend pas pourquoi, sans crier gare, on vient de lui endosser le costume de psy ou de conseiller matrimonial. Il ne comprend pas et on le comprend. Parce qu’il est plus facile de parler à des quasi-inconnus. De se dévoiler, de s’épancher quand l’autre nous connaît à peine. Parce que quand on est entouré(e)s de gens qui ne sont pas et qui ne vivent pas comme nous, on ne sait plus à qui s’adresser. Parce qu’on se sent de plus en plus seul(e) peut-être?
Malheureusement.